Luc Escobar-Rivera

(Warner bros.)
Dans One Battle After Another (Une Bataille après l’autre) le réalisateur californien Paul Thomas (PT) Anderson nous présente une image des États-Unis comme un pays bouleversé et malade. Le film jette un regard amusé sur le parcours de militants d’extrême gauche qui ont renoncé au dialogue politique pour passer directement à la violence. La première scène dans laquelle des centaines d’immigrants en cage sont libérés par la force confronte le spectateur à une Amérique gangrenée au plus haut niveau politique par la suprématie blanche et la militarisation de la police de la frontière (ICE) sans cœur. C’est une société crispée, au bord du techno-fascisme qui ressemble beaucoup à celle d’aujourd’hui. Pendant la plupart du film, les liens qui garantissent la stabilité et la légitimité d’une société paraissent définitivement brisés.
En même temps, les filiations privées – motivées par amour ou générosité – restent très fortes : par exemple, un père qui s’occupe de la fille de sa femme sans s’inquiéter de savoir si elle est sa fille biologique ou non, ou bien le sensei qui cache les immigrants de la police. C’est ce contre-modèle surtout qui intéresse Anderson.
Malgré le sujet ouvertement politique, cette optique ne sert que de toile de fond pour que la problématique centrale puisse se dérouler – la relation de père-fille entre Bob (interprété par Leonardo DiCaprio), un ex-militant d’extrême gauche en cavale depuis 16 ans qui vit en cachette du gouvernement et sa fille de seize ans Willa (interprétée par Chase Infiniti).
À cause de l’anxiété dont souffre Bob et l’absence de la mère de Willa (interprétée par Teyana Taylor) un des leaders du groupuscule extrémiste auquel il appartient, Bob termine par devenir accroc à la drogue et à l’alcool. Ce sont Bob et le sensei (Benicio del Toro) qui représentent une Amérique qui résiste à l’oppression et qui est portée vers une acceptation de l’Autre. Contre cette Amérique hippy, relax et pourtant engagée politiquement en faveur des droits civiques (dont le modèle semble être un mélange loufoque du Big Lebowski – symbolisé par le peignoir de Bob – et Harriet Tubman) plane l’ultra violence de Lockwood, un militaire psychopathe prêt à tuer sa propre fille pour être accepté comme membre des Christmas Adventurers (un groupe de riches suprémacistes blancs politiquement puissants).
En dépit de sa faiblesse (il est en proie à une attaque de panique lorsqu’il apprend que son ennemi farouche Lockwood – joué avec intensité et humour par Sean Penn en Darth Vader militaire US du XXIè – est sur le point de débarquer chez lui), Bob réussit à inculquer en sa fille ses idéaux révolutionnaires. Il élève Willa avec rigueur et lui transmet un peu de son esprit paranoïaque en la surprotégeant et lui interdisant un téléphone portable.
Commentaire sur l’Amérique de 2025
Aujourd’hui on est en train de voir le surgissement d’une nouvelle génération d’activisme politique aux États-Unis (représenté dans le film par Willa). A travers l’internet et les réseaux sociaux, les jeunes Américains ont plus d’outils que jamais pour faire entendre leurs voix et on peut voir comment les mêmes débats des anciennes générations continuent de polariser l’actuelle.

Chase Infiniti comme Willa dans Une Bataille après l’autre (Warner Bros.)
Beaucoup considèrent que l’actuelle administration a laissé la porte ouverte à une extrême droite dangereuse. Le président qui avait menti en disant que les immigrants haïtiens mangeaient des chiens de leurs voisins a fait plusieurs efforts pour renforcer ICE dans la lutte pour déporter des immigrés sans papier (majoritairement Latinoaméricains) dans des conditions infrahumaines.
Comme auparavant, les jeunes continuent à se rassembler et manifester dans la rue contre ces injustices – un phénomène qui a eu surtout un grand surgissement pendant le mouvement BLM (Black Lives Matter) en 2020, mais aussi récemment dans les manifestations « No Kings ».
La continuité
Comme l’indique le titre du film, la lutte des personnages (autant celle des protagonistes que celle des antagonistes) n’est que la prolongation des mêmes phénomènes qui ont menacé et gangréné la société américaine depuis des décennies. Il s’agit d’une certaine idée nativiste et masculiniste de l’identité américaine qui mène à l’oppression des personnes marginalisées. Que cela soit les droits reproductifs ou les droits des immigrés, les sujets principaux dont on parle dans le film sont centrés sur l’oppression d’un groupe minoritaire ou marginalisé. (Ceci dit, après les premières 20 minutes d’un film qui dure 2 heures 50 minutes, il y a très peu de discours ouvertement politique sauf pour s’en moquer et le film devient un thriller familial avec des moments qui provoquent les rires du public.)
On voit la réaction radicale de la part du groupe d’extrême gauche, le French 75 pour combattre cette oppression, et la réponse militaire du gouvernement fédéral pour réprimer le mouvement – que cela soit à travers la détention et torture des membres du groupe, leur exécution extrajudiciaire ou même la menace de la persécution de leurs familles.
La nostalgie
Ce n’est pas une coïncidence si Une bataille après l’autre a été le premier film depuis les années 1960 à être tourné principalement en VistaVision (sur pellicule 35 mm).
Bien que le film se déroule au présent (une fois terminée une partie essentielle de l’histoire qui se passe 16 ans avant), plusieurs détails rappellent l’attitude politique d’une époque passée. La peur et le mépris du gouvernement fédéral ressentis par le peuple américain est un phénomène particulièrement présent dans les années 1960 et 1970 à commencer surtout avec l’assassinat du président Kennedy en 1963 et se solidifiant pendant la guerre au Vietnam.
Au début du film, la violence survoltée du French 75 apparaît comme quelque chose d’excitant, mais au moment où un innocent (un agent de sécurité dans une banque) est tué, la fantaisie finit et les personnages sont non seulement confrontés au danger imminent des agents fédéraux qui les poursuivent, mais aussi aux conséquences multiples de leurs actions radicales.
Anderson truffe son film de références culturelles des années 1960 et 1970. La présence de cette culture progressiste du passé (par exemple la chanson « The Revolution will not be Televised » de Gil Scott Heron de 1971 ou le film La Bataille d’Alger de Gillo Pontecorvo de 1966), provoque une véritable nostalgie pour la mobilisation anticoloniale et antiraciste de cette époque. Mais ces références semblent plus des symptômes de la nostalgie de PT Anderson pour l’atmosphère de son enfance, et surtout ses intérêts culturels et cinématiques qu’une déclaration de foi pour notre époque puisque les membres du French 75 ne sont pas précisément admirables. Ils semblent d’ailleurs assez enfantins et dangereux par moments, tirant des rafales de mitraillettes en l’air en criant comme des fous, quelques fois visiblement excités par l’adrénaline et non pas seulement l’idéologie. Dans la scène dans laquelle les membres commettent un attentat dans une banque, Perfidia (campagne de Bob et mère de Willa) finit par tuer un innocent, ce qui déclenche un énorme coup de filet par le gouvernement américain.
Le réalisateur californien présente cette nostalgie de manière pathétique – chaque référence confuse voire désespérée à la révolution qui sort de la bouche de Bob semble une preuve supplémentaire que cette idéologie n’a pas amélioré sa vie et ne sert qu’à le marginaliser puisqu’il vit en cachette dans un mobile-home dans la forêt. (L’insistance maniaque sur les codes secrets absurdes pour communiquer entre eux est un exemple à la fois comique et parlant qui montre comment le mouvement radical mélange des éléments infantiles à une lutte sérieuse qui peut se révéler meurtrière). Bob est un con gentil, un peu comme d’autres personnages de PT Anderson – le loser Barry Egan (Adam Sandler) dans Punch-Drunk Love (2002) ou l’acteur porno Dirk Diggler (Mark Wahlberg) dans Boogie Nights (1997), ou encore Jim Kurring (John C. Reilly) un flic peu sûr de lui, dans Magnolia (1999). Anderson ne tarde pas à nous faire l’aimer bien même avant qu’il ne se comporte en héros. C’est tout le contraire de personnages politisés et même dans le cas de Bob ce n’est pas la doctrine intransigeante et implacable du groupe auquel il appartient qui nous le rend sympathique, mais justement le contraire : ses faiblesses (trous de mémoire, alcoolisme, manque d’hygiène et d’énergie) ainsi que sa loyauté. C’est un hippy vieillissant qui continue à résister.
Un cinéma politique ou plutôt grand public ?
Le paradoxe c’est qu’avec le film le plus ouvertement subjectif concernat des thèmes politiques contemporains et où il semble sympathiser avec des militants extrémistes, PT Anderson nous présente un film entraînant, agréable et même assez grand public. Possiblement motivé par sa propre expérience comme père, il continue à incorporer la même ironie avec des personnages fanatiques et exagérés, mais finit le film de manière optimiste ce qui montre un certain espoir pour la nouvelle génération d’Américains. Donc, on peut dire que son film fait le lien – de façon à la fois légère et nostalgique – entre un certain style de film engagé qui évoque de réels problèmes contemporains et un cinéma capable d’attirer le grand public. (Ceci dit, le film est actuellement projeté de perdre de l’argent.)
Dans l’adaptation libre du roman « Vineland » de Thomas Pynchon, prenant en compte que le film n’est pas lié à un groupe réel et les seules choses complètement factuelles sont les lois et pratiques que combat le French 75, Anderson est plus libre à entretenir le public en incluant de la comédie et des éléments commerciaux (par exemple les blagues « one liners » qui ont le propos de créer des moments courts et mémorables susceptibles de devenir populaires sur les réseaux sociaux) sans être accusé d’insensibilité. Par exemple, la scène dans laquelle Bob se fâche avec un membre du French 75 qui refuse de lui dire où se trouve sa fille parce qu’il ne se rappelle pas le mot de passe ridicule (sous forme de réponse à une question codifiée « Quelle heure est-il ? »). Des extraits de ces scènes apparaissent dans la plupart des bandes annonces du film, et c’est clairement une tentative de créer des moments viraux adaptés au monde éphémère des réseaux sociaux.

Bob essaie de convaincre un membre du French 75 de lui dire où se cache sa fille. (Warner bros.)
Comme le film est destiné à un public progressiste acquis, il ne perd pas son temps à construire un argument politique et plutôt renforce une certaine vision partagée par la gauche aux États Unis. Le film n’explique pas la doctrine du French 75 en détail, et les seules idées sur lesquelles on peut être certain qu’ils sont d’accord ne s’éloignent pas de la pensée de base des démocrates, c’est seulement leur réaction violente qui surprend.
Cela nous mène à deux conclusions: la politique reste secondaire derrière le drame familial, et le réalisateur veut assurer des ventes en leur donnant un peu d’espoir à une époque où la situation politique semble devenir chaque fois plus inquiétante. C’est une différence de taille avec un film culte italien que regarde Bob dans un moment de détente chez lui dans son mobile-home. Le film qu’il regarde La Bataille d’Alger de Gillo Pontecorvo (1966), un grand classique italien sur la guerre d’Algérie, n’est pas un film grand public (il a été interdit en France à sa sortie peu après la fin de la guerre d’Algérie à cause de son contenu si ouvertement politique). A la différence d’Anderson, Pontecorvo cherche à convaincre et à émouvoir le public concernant la lutte d’indépendance du peuple algérien qui tentait de se libérer du joug colonial. Ce film, produit par Saadi Yacef l’ex-leader du FLN (Front de Libération Nationale) algérien et qui joue son propre rôle est diamétralement opposé au film d’Anderson à la fois dans son origine, sa proximité extrême au sujet et son manque d’ironie. Le fait que Bob regarde le film de Pontecorvo allongé sur son sofa en train de fumer de la marijuana pourrait être compris comme une critique mais semble plutôt le contraire. DiCaprio représente à la fois la paralysie actuellement infligée aux progressistes et une réponse humaine au stress d’un monde où les signaux inquiétants ne cessent de croître en nombre.

Bob (Leonardo DiCaprio) dans son peignoir (Warner Bros.)
La nouvelle génération
La première image que nous voyons de Willa (la fille de Bob) est dans une salle d’arts martiaux, où elle pratique une routine de kata avec un regard déterminé et sérieux. Malgré l’effort, son sensei lui commande de la refaire en respirant, ce qu’elle fait avec encore plus d’énergie. Cette introduction au personnage est une vive démonstration non seulement de sa forte volonté et du stress créé par la rigueur qu’elle subit, mais les épreuves qu’elle devra éventuellement surmonter. Ce court moment fonctionne aussi comme une manière de présenter une nouvelle « bataille » – celle de la formation de Willa. En plus, ce brusque changement temporel nous rend témoins de l’énergie d’une nouvelle génération, qui contraste avec l’image du père langoureux et apathique ce qui annonce un futur retournement de rôles.
PT Anderson finit par présenter la face de la nouvelle génération, Willa, comme quelqu’un de plus rationnel, énergétique et pragmatique que celui de la génération passée qui est représentée par son père et sa mère. Quand le film termine avec la musique entraînante (« American Girl » de Tom Petty) et Willa se prépare pour une forme d’activisme non-spécifié, on n’est pas complètement sûr comment elle envisage de combattre des problèmes similaires auxquels sont père avait réagi avec des bombes et des armes à feu, mais on a l’impression qu’elle les affrontera de manière non violente, étant consciente de la douleur familiale provoquée par leur radicalité, et sachant que même sa mère qui semblait si idéaliste avait fini par dénoncer les autres membres quand elle a été arrêtée.
Contrairement aux autres films de Paul Thomas Anderson qui satirisent les États Unis (comme There Will Be Blood et Boogie Nights) Une bataille après l’autre termine de façon manifestement optimiste et sans ironie.
Anderson suggère à la fin que les États-Unis sont dans une nouvelle étape politique et sociale. Il y a une nouvelle génération de jeunes idéalistes, déterminés à combattre les problèmes actuels, et autant que la fin du film est un appel au soutien familial, c’est aussi un message de bon courage à tous ces jeunes qui veulent changer le monde.



