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Notre culture oubliée

Lara González-Santiago

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La forêt du Yunque (iStock, JSW)

Être Portoricain, c’est reconnaître ses racines africaines, européennes et indigènes. Dans la culture populaire, nous célébrons les rythmes de la bomba et de la plena, hérités de l’Afrique, ainsi que la langue et les traditions espagnoles. Mais derrière cela se cache un héritage amérindien plus ancien, les Taïnos qui ont donné à l’île son nom d’origine, Borikén, ainsi qu’une relation avec la nature et le sacré.

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Le grand-père de l’auteure (Lara González-Santiago)

Lorsque j’ai découvert les Taïnos à l’école primaire à Porto Rico, ils étaient décrits comme des gens qui avaient disparu avant la fin du XVIe siècle. Cependant on peut percevoir des restes de cette culture qui perdurent en dépit de siècles d’efforts de l’effacer. Par exemple, mon grand-père me racontait des histoires sur les montagnes, évoquant les esprits de la Forêt du Yunque (une forêt tropicale au nord-est de l’île), et me mettait du pain de manioc (cassava) dans les mains avec un respect presque sacré. Il ne parlait pas de tradition spécifiquement taïno, mais j’ai compris plus tard que bon nombre de ses pratiques provenaient d’une continuité culturelle qui avait depuis longtemps été effacée de notre histoire officielle. Pendant des siècles, le discours colonial a prétendu que cette population indigène avait complètement disparu, justifiant ainsi son absence des archives. Cependant, les recherches archéologiques, historiques et génétiques réalisées depuis plusieurs décennies prouvent que les liens entre ce passé et les personnes qui vivent actuellement sur l’île sont bien réels. Deux sources m’ont aidé à comprendre cela, l’ouvrage Ancient Boriquen: Archeology of Native Puerto Rico écrit par Peter Siegel et l’analyse de Christina González sur la génétique et l’identité taïno dans Genetics and Affirmations of Taíno Identity Among Puerto Ricans.

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Arrivée de Bartolomé de las Casas à Puerto Rico après la révolte de Cumaná.

(Biblioteca Nacional de España)

Le mythe colonial de l’extinction taïno 

Au XVIe et XVIIe siècles, les sources coloniales espagnoles décrivent les Taïnos comme ayant été décimés par les maladies, la violence et l’exploration. Puis, la suppression de la catégorie « indio » du recensement à la fin du XVIIIe siècle renforce l’idée d’une disparation totale. González souligne que cette extinction était le résultat d’un processus administratif parce que les personnes d’ascendance indigène ont été reclassées comme « pardo » ou « métisses », ce qui a officiellement effacé leur identité indigène. Cela a permis au discours national moderne de se concentrer sur une identité tripartite à la fois européenne, africaine et taïno, avec la partie taïno considérée comme effacée. Ainsi, pendant des siècles, les archives et les récits officiels ont ignoré la continuité de la culture taïno, donnant l’impression que l’ile avait perdu sa population indigène de façon définitive, alors qu’en réalité, les pratiques et la mémoire culturelle ont persisté dans les familles et les communautés. 

Effectivement, dans les familles portoricaines, les traditions culinaires, linguistiques et spirituelles sont conservées comme des traces de cet héritage. Enfant, je me souviens avoir eu le sentiment que les mondes visible et invisible étaient connectés, et j’ai découvert plus tard que les Arawaks (tribu mère des Taïnos) pensaient que la nature, les morts et les vivants coexistent dans un équilibre. Ce que je considère comme une intuition personnelle correspondait à une conception taïno de la goeíza, qui est le souffle présent dans chaque être vivant.

De plus, certaines pratiques spirituelles et thérapeutiques encore présentes à Porto Rico contribuent à la continuité de cette culture. Dans certaines communautés rurales, les formes de remèdes traditionnels, l’utilisation de plantes médicinales et les rituels de purification reflètent une vision du monde héritées des Taïnos, basée sur l’équilibre entre les êtres vivants, la nature, et le monde spirituel. Bien que ces pratiques aient évolué au fils du temps et se soient mélangées à des influences africaines et européennes, elles conservent une sensibilité profondément enracinée dans la cosmologie indigène. 

L’apport de l’archéologie 

Le livre Ancient Boriquen offre une réévaluation des sociétés précoloniales de l’île. Dans son chapitre, Reniel Rodríguez Ramos réfute le modèle évolutionniste qui décrit la culture taïno comme le résultat d’une migration d’agriculteurs producteurs de céramique venus l’Amérique du Sud. Il analyse la dichotomie entre les groupes archaïques et les groupes céramistes, et montre que la division est basée plus sur des schémas d’interprétation hérités plus que sur des données archéologiques (Ramos 1-3). Il affirme au contraire que les groupes dits archaïques, qui habitent l’île avant la migration, ont contribué à établir les fondements qui ont ensuite caractérisé la culture taïno. Dans la communauté ancienne, les taïnos travaillaient les paysages et cultivaient des espèces végétales locales et importées (5-7). L’auteur affirme également qu’il y a des preuves archéologiques qui montrent que la culture n’a jamais été complètement effacée.  

La génétique et la redécouverte de l’indigénéité 

Dans les années 2000, les recherches génétiques du Dr Juan Martínez-Cruzado change la façon dont l’indigénéité portoricaine est perçue. Il montre que 61% des Portoricains sont des haplogroupes mitochondriaux A ou C, associés à la population indigène précolombienne (González 1). Ces découvertes renforcent l’intérêt pour les tests ADN. González explique que les mêmes outils que l’on a utilisés pour nier l’existence des Taïno prouvent au contraire leur survie puisqu’ils les utilisaient. Cependant, l’auteur argumente qu’il faut reconnaître que ces tests ont certaines limites. Par exemple, l’ADN mitochondrial ne représente qu’une petite partie de l’ascendance totale et que les catégories amérindiennes sont basées sur des constructions raciales. Il argumente que l’identité culturelle ne peut être déterminée seulement à partir de facteurs génétiques. Ainsi, la génétique ne peut prouver l’identité taïno, mais elle contribue à ouvrir un espace de débat concernant leur reconnaissance. Le résultat le plus visible se trouve dans les données du recensement américain, ou plus de 35,000 personnes se sont identifiées comme d’origine amérindienne en 2010, soit une augmentation de 50% en dix ans.

La politique contemporaine et la reconnaissance taïno 

Depuis le début du XXIe siècle, l’héritage taïno joue un rôle de plus en plus important dans les débats politiques à Porto Rico. Bien que le gouvernement ne reconnaisse pas officiellement les Taïnos comme un peuple amérindien vivant, contrairement à d’autres communautés indigènes aux Etats-Unis, il y a plusieurs initiatives qui visent à promouvoir cette identité. Selon José Barreiro, auteur et chercher émérite au Smithsonian, ce mouvement comprend des activités variées telles que des conférences académiques, la reconstruction de la langue taïno, des festivals culturels, et la production d’arts et d’artisanat traditionnels, et défie le mythe colonial de l’extinction des Taïnos.  

Des institutions locales, comme l’Institut de Culture Portoricaine (ICP), contribuent également à cette revitalisation en protégeant les sites archéologiques, en préservant le patrimoine indigène et en encourageant l’enseignement des traditions culturelles. Ainsi, loin d’être un simple symbole, l’héritage taïno se réinvente comme une partie vivante de l’identité portoricaine à travers la mémoire familiale, les pratiques spirituelles et l’activisme culturel, selon Barreiro. 

Entre notre patrimoine et notre responsabilité historique 

Aujourd’hui, la résurgence taïno ne se limite pas à une simple affirmation identitaire. Les festivals communautaires, les sites comme Caguana, ainsi que les programmes scolaires, montrent que les Portoricains réinvestissent activement en cette mémoire. Les recherches archéologiques et génétiques montrent que l’idée de la disparition des taïnos est historiquement et scientifiquement incorrecte. L’héritage taïno continue de vivre dans la culture de Porto Rico (surtout dans la langue, les traditions, la musique, les récits, les pratiques agricoles, et la mémoire collective). Je dirais que reconnaitre leur existence signifie accepter leur rôle clé dans notre patrimoine. Aujourd’hui, la résurgence taïno est un acte de reconquête de notre histoire. 

Bibliographie :

“Arqueología y Etnohistoria.” Institutito de Cultura Puertorriqueña, https://www.icp.pr.gov/arqueologia/. 

Barreiro, J. (2025, Novembre 28). INDIGENOUS IDENTITY: The Taino movement. ICT. https://ictnews.org/news/indigenous-identity-the-taino-movement/ 

González, Christina. “A Piece not the Puzzle: Genetics and Affirmations of Taino Identity Among Puerto Ricans.” GeneWatch 29, no. 2 (2015): 14-17. 

Siegel, Peter E., ed. Ancient Boriquen: Archeology and Ethnohistory of Native Puerto Rico. Tuscaloosa: University of Alabama Press, 2005. 

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