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Moi aussi, je suis une fille de la Révolution Américaine

Emma Escobar-Rivera

Rédactrice en chef

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(photo : casarealtv)

La question de l’identité américaine devient de plus en plus controversée et difficile à cerner. Un projet de loi proposé en décembre 2025 par le sénateur Bernie Moreno (Républicain de l’Ohio, né en Colombie) intitulé « The Exclusive Citizenship Act of 2025 » interdirait la double nationalité aux citoyens étatsuniens. Ceux-ci seraient donc obligés de renoncer à leur citoyenneté américaine pour en garder une ou plusieurs autres. C’est un débat qui sème également en France où l’extrême-droite demande soit la limitation des cas de double nationalité soit sa suppression. (Une proposition de loi souverainiste, intitulée « Citoyenneté-Identité-Immigration », qui entre autres changements supprime le droit du sol, a été déposée par Marine Le Pen en janvier 2024.)

Mais des dizaines de millions de citoyens de nos deux pays ont des liens forts historiques et actuels avec d’autres pays que ce soit à cause de l’histoire de la colonisation, de l’esclavage ou de l’immigration (très souvent légale et voulue par les autorités).

Une grande question liée à celle de l’identité est celle de la mémoire nationale. Quels événements et figures historiques sont volontairement oubliés (ou célébrés) et pourquoi ?

Dans le discours national autour de l’autonomie (qui découle nécessairement des récits de libération du joug de l’étranger) on voit comment les mythes de la souveraineté et de l’identité nationale sont construits. Par exemple, Charles De Gaulle dans son célèbre discours lors de la libération de Paris du 25 août 1944 oublie de mentionner les alliés (« Paris martyrisé ! Mais Paris libéré ! Libéré par lui-même, libéré par son peuple, avec le concours des armées de la France, avec l’appui et le concours de la France tout entière, de la France qui se bat, de la seule France, de la vraie France, de la France éternelle ! »). De même, la contribution des Espagnols lors de la naissance des États-Unis a été stratégiquement effacée pour des raisons assez claires liées en partie à la popularité de la figure de Lafayette aux États-Unis, bien mieux connu que Gálvez, mais aussi pour des raisons géopolitiques complexes qui ont à voir avec la perception du prestige d’être aidé par le pays des Lumières au lieu du pays dont la réputation souffrait encore des effets de la « Légende Noire ».

Le 19 et 20 septembre, les Daughters of the American Revolution (Filles de la Révolution Américaine ou DAR dans ses sigles anglais) ont organisé un congrès intitulé « L’Espagne et la Naissance de la Démocratie Américaine » à l’élégant Constitution Hall à Washington DC, à quelques pas de la Maison Blanche. Le congrès, coorganisé par la Fundación Ramón Areces et le Queen Sofía Spanish Institute, a été créé dans le but de corriger une injustice historique : le manque de reconnaissance aux Etats-Unis du rôle de l’Espagne dans la lutte contre les troupes britanniques pendant la Révolution Américaine.  Tout au long de la conférence, l’esprit révolutionnaire a proliféré – les membres du DAR portaient fièrement leurs écharpes et parlaient de leurs « patriotes » (leurs ancêtres qui se sont battus contre les Britanniques lors de la Révolution Américaine), un figurant historique déguisé en Bernardo Galvez a prononcé un discours dans le hall construit au début du XXè siècle dans le style du siècle antérieur.

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(photo : Emma Escobar Rivera)

Néanmoins, le moment le plus dramatique du congrès s’est produit, non pas dans les conférences savantes, mais lors d’une rencontre impromptue et historique entre la Reine Sofía d’Espagne et une Afro-américaine qui avait une histoire fascinante à raconter.

Le deuxième et dernier jour du congrès, Richard Kagan, professeur d’Histoire à Johns Hopkins University, s’adressa directement à la Reine Sofía (mère du Roi Philippe VI) dans son discours sur l’effacement du rôle de l’Espagne en faveur des Américains pendant la Guerre Révolutionnaire. C’est à la fin de ce discours que Jane Henderson Bronner, accompagnée de membres de sa famille, s’est approchée de la Reine assise avec le public et a commencé à lui parler alors qu’une petite foule se rassemblait autour.

À travers les larmes, elle a expliqué qu’elle descend de Mathieu Devaux, un marchand français qui a servi dans la milice de la Nouvelle-Orleans pendant la Guerre Révolutionnaire sous le commandement du Général Bernardo Gálvez, le gouverneur de la Louisiane espagnole à l’époque. Gálvez, un nom qui a été fréquemment évoqué lors du congrès, est reconnu pour avoir contribué de manière significative à l’effort de guerre en formant un bataillon qui a vaincu les Britanniques dans deux batailles clés en Floride et Louisiane. Henderson-Bronner a continué en expliquant que son arrière-arrière-grandmère, Agnès Mathieu, était une esclave et l’épouse de Mathieu Devaux.

Après 30 ans de recherches, son frère Michael (également présent) a découvert que Gálvez avait personnellement signé le document d’affranchissement par lequel son ancêtre a été libéré. Madame Henderson-Bronner a exprimé sa profonde reconnaissance à l’état espagnol (représenté par la Reine Sofía), puisque son ancêtre n’a pu le faire elle-même. Après son discours émotionnel, lequel la Reine qui parle anglais couramment a écouté attentivement, les deux femmes ont partagé une étreinte chaleureuse alors que d’autres regardaient émus.

Ce qui a surtout frappé c’est comment ce moment symbolise la complexité de l’identité aux États-Unis, tant à l’époque coloniale comme aujourd’hui, quand les loyautés, les droits, et la lutte pour la préservation de la mémoire historique entre en collision. Henderson-Bronner est une Afro-Américaine qui descend d’une esclave et un Français qui s’est battu aux côtés d’Espagnoles, Américains et esclaves pour un Espagnol (qui gouvernait un territoire énorme cédé par la France à l’Espagne) contre les Britanniques. Son appartenance au DAR sert, comme pour les autres membres Afro-Américains qui se sont battus pour se faire accepter dans cette association patriotique, comme une profonde reconnaissance de son lien vital à la naissance des États-Unis.

Toutefois, c’est l’Espagne qui a libéré son ancêtre, non pas les États-Unis. Pendant que de grandes batailles se déroulent autour de la façon dont préserver la mémoire historique, une lutte qui déchire l’Espagne depuis des décennies à propos du régime franquiste, le fait de rappeler le rôle clé de l’Espagne dans la Révolution Américaine renforce les efforts de Henderson-Bronner à faire reconnaitre sa propre identité, et réunit, comme elle, trois continents : l’Afrique, l’Europe et l’Amérique du Nord. Il doit y avoir beaucoup comme Henderson-Bronner, mais qui sans doute ne savent même pas qu’ils sont les descendants d’esclaves ayant des liens à des combattants révolutionnaires (soit pour l’armée des colons américains, soit sous le commandement d’une force militaire étrangère qui s’est battue pour eux).

Le fait que cette rencontre ait eu lieu en marge d’une conférence dont le but était de montrer comment la contribution de l’Espagne à la naissance des États-Unis continue d’être ignorée (comme a souligné le professeur Kagan, pendant plus d’un siècle il y a eu peu de livres sur ce sujet et on continue à l’ignorer dans les écoles publiques américaines) semble quelque peu approprié. Cet acte impromptu de connexion à travers les siècles – au bas de la scène élégante du Constitution Hall – reflète la difficulté de faire entendre les voix qui ont été exclues de l’Histoire de la naissance des États-Unis. Vu que jusqu’en 1976, les Daughters of the American Revolution ont refusé de reconnaître officiellement les liens de personnes de couleur aux soldats révolutionnaires, les laissant symboliquement dehors en leur refusant cette marque d’identité ce moment semble symboliser un élan vers l’autre pour se reconnaître, en la personne de la Reine.  La déclaration poignante qu’Henderson-Bronner a prononcé devant la Reine d’Espagne « I too am a daughter of the American Revolution » (« Moi aussi, je suis une fille de la Révolution Américaine») signale les traces encore brûlantes de cette politique passée d’effacement, et donne une voix aux milliers de personnes dont le lien à un pays naissant, et qui aurait encore beaucoup de chemin à faire pour reconnaître l’humanité de tous ses citoyens, a été refusé.

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